L’INSPECTEUR CRADDOCK REVIENT
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Rentré à Milchester, l’inspecteur Craddock s’en fut tout droit présenter son rapport à Rydesdale qui, l’ayant écouté avec attention, conclut :
— Tout cela ne nous avance pas beaucoup, mais confirme ce que miss Blacklock vous a dit. Pour ce qui est de Pip et d’Emma... méfions-nous !
— Patrick et Julia Simmons sont de l’âge qu’il faut, monsieur. Si nous pouvions établir que miss Blacklock ne les a pas vus depuis qu’ils étaient tout petits...
Rydesdale sourit.
— Notre alliée miss Marple a élucide ce point-là. En fait, miss Blacklock les a vus pour la première fois il y a deux mois.
— Alors, sûrement, on peut...
— Ce n’est pas si simple que ça, Craddock ! Nous avons pris nos renseignements. D’après ce que nous avons appris, Patrick et Julia sont tout ce qu’il y a d’authentique. Il a effectivement servi dans la Marine. Il était bien noté, en dépit d’une certaine tendance à l’insubordination. Nous nous sommes mis en rapport avec Cannes. Là-bas, il y a une Mrs. Simmons qui déclare, avec indignation, qu’il est parfaitement exact que son fils et sa fille sont à Chipping Cleghorn, chez sa cousine, Letitia Blacklock.
— Et cette Mrs. Simmons est bien Mrs. Simmons ?
— Elle l’est en tout cas depuis très longtemps, c’est tout ce que je peux dire !
— Alors, c’est classé !
Le commissaire poussa sur le bureau un papier vers Craddock.
— Tenez ! Quelques petites choses sur Mrs. Easterbrook... Ça vous intéresse !
L’inspecteur lut le rapport et n’essaya point de dissimuler sa surprise.
— Il s’est conduit comme un vieil imbécile et elle l’a bien possédé ! Mais, autant que je voie, c’est sans rapport avec l’affaire.
— Apparemment, non... Ceci, c’est une petite note sur Mrs. Haymes...
Une fois encore, Craddock avoua son étonnement.
— Curieux. Il faudra que j’aie avec cette dame une nouvelle conversation.
— Vous croyez que cette information pourrait présenter quelque intérêt ?
— Qui sait ?
Il y eut un silence. Puis, Craddock demanda ce que Fletcher avait fait durant son absence.
— Il a procédé à des investigations minutieuses dans toute la maison, mais sans rien découvrir d’intéressant. Il a ensuite essayé d’établir qui avait eu la possibilité de huiler cette fameuse porte et qui a pu venir dans la maison, les jours où la jeune Mitzi s’absentait. Or, il se trouve qu’elle va se promener presque tous les après-midi. Généralement, elle va au village où elle prend une tasse de café à l’Oiseau Bleu. De sorte que, lorsque miss Blacklock et miss Bunner sont dehors, ce qui arrive presque tous les après- midi, la voie est libre.
— Fletcher a-t-il pu dresser une liste des gens qui sont entrés dans la maison tandis qu’elle était vide ?
— Oui. Pratiquement, ils y figurent tous !
Les yeux sur un document qu’il avait devant lui, Rydesdale poursuivit :
— Miss Murgatroyd est venue une fois avec une poule prête à couver. Mrs. Swettenham, elle, est venue pour chercher de la viande de cheval que miss Blacklock avait laissée à son intention sur la table de la cuisine. Miss Blacklock, ce jour-là, était allée en voiture à Milchester et il paraît que c’est son habitude, quand elle se rend là-bas, de rapporter à Mrs. Swettenham un peu de viande de cheval. Ça vous paraît normal ?
Craddock réfléchit avant de répondre.
— Pourquoi miss Blacklock, en revenant de Milchester, n’a-t-elle pas déposé la viande chez Mrs. Swettenham, puisqu’elle passait devant chez elle ?
— Je l’ignore. Il paraît qu’elle laisse toujours cette viande sur la table de la cuisine et que Mrs. Swettenham profite de l’absence de Mitzi pour aller la chercher, parce que Mitzi ne la reçoit pas toujours poliment.
— Ça se tient !
— Ensuite, il y a miss Hinchliffe. Elle prétend n’être pas allée là-bas ces derniers temps, mais c’est faux. Mitzi l’a aperçue un jour. Elle sortait par la petite porte et ce témoignage est confirmé par Mrs. Butt, une femme du village. Miss Hinchliffe a fini par admettre qu’il était possible qu’elle y soit allée, mais qu’elle avait oublié. Elle ne saurait dire non plus ce qui l’aurait amenée.
— Assez bizarre...
— C’est mon avis. Vient ensuite Mrs. Easterbrook. Elle promenait ses chiens. Elle est entrée pour demander à miss Blacklock un modèle de tricot, mais miss Blacklock n’était pas là. Elle assure qu’elle l’a attendue un petit moment.
— Elle en a peut-être profité pour huiler les gonds de la porte. Et le colonel ?
— Il y est allé un jour, pour porter à miss Blacklock un livre sur les Indes. Elle lui avait, paraît-il, exprimé le désir de le lire.
— Paraît-il ?
— Oui. Dans sa version à elle, elle aurait fait tout le possible pour ne pas se trouver mise dans l’obligation de le lire. Mais il n’y a rien eu à faire ! Pour Edmund Swettenham, on n’arrive pas à savoir. Il dit que sa mère le charge fréquemment de commissions pour miss Blacklock, mais il ne se souvient pas d’en avoir fait ces derniers jours.
— Bref, tout cela ne nous permet aucune conclusion.
— Vous l’avez dit !
Rydesdale poursuivit :
— Fletcher nous apprend que miss Marple a beaucoup circulé. Elle a pris le café à l’Oiseau Bleu, est allée aux Boulders boire un xérès et à Little Paddocks prendre une tasse de thé. Après avoir admiré le jardin de Mrs. Swettenham, elle s’est rendue chez Easterbrook, pour voir les curiosités que ce colonel a rapportées des Indes.
— A-t-il vraiment servi aux Indes ?
— Il semble que oui. Nous avons cependant demandé des renseignements au ministère.
— Croyez-vous que miss Blacklock consentirait à s’éloigner ? demanda brusquement Craddock.
— De Chipping Cleghorn ?
— Oui, De s’en aller, avec la fidèle Bunner peut-être, vers une destination inconnue qui pourrait être l’Ecosse ? Pourquoi n’irait- elle pas passer quelque temps chez Belle Gœdler ?
— Pour regarder mourir cette malheureuse femme ? Il ne me semble pas que ce soit là une proposition bien tentante...
— Mais il s’agit de sauver une vie humaine...
— Voyons, Craddock... Il n’est pas aussi facile que vous paraissez le croire de tuer les gens !
— Vous êtes sûr, monsieur ?
— Je vous accorde que ce ne sont pas les procédés qui manquent. Mais assassiner quelqu’un et faire en sorte qu’on ne puisse vous soupçonner, c’est difficile ! La première fois, le criminel avait bien préparé son coup et il a échoué. S’il veut recommencer, il faudra qu’il trouve autre chose.
— Je le sais, monsieur. Seulement, il y a un élément de temps qu’il ne faut pas perdre de vue. Mrs. Gœdler peut mourir d’une minute à l’autre. Notre meurtrier, donc, ne saurait attendre.
— Exact.
— Et il y a autre chose, monsieur. Il – ou elle – doit se douter que nous prenons des renseignements sur les uns et les autres...
— Et ça prend du temps ! Quand une réponse doit vous arriver des Indes...
— C’est là, pour le criminel, une autre raison de se hâter. J’en suis convaincu, monsieur, le danger existe vraiment. Il y va d’une fortune énorme. Si Belle Gœdler vient à mourir...
Craddock n’acheva pas sa phrase. Un agent entrait, qui annonçait à Rydesdale que l’agent Legg téléphonait de Chipping Cleghorn.
— Donnez-le-moi ici !
Rydesdale prit la communication. Craddock vit les traits de son chef durcir.
— Très bien ! L’inspecteur Craddock vient tout de suite.
Posant le récepteur, il ajouta :
— Dora Bunner... Elle voulait prendre de l’aspirine. Il semble qu’il y avait des comprimés sur la table de nuit de Letitia Blacklock. Il n’en restait que quelques-uns dans le tube. Elle en a absorbé deux, n’en laissant qu’un, que le médecin nous envoie, aux fins d’analyse. Il dit que ce n’était pas de l’aspirine.
— Elle est morte ?
— On l’a trouvée morte dans son lit, ce matin. D’après le médecin, elle a succombé pendant son sommeil. Sa santé n’était pas fameuse, mais il ne s’agirait pas d’une mort naturelle. L’autopsie est fixée à ce soir.
Après un court silence, Rydesdale ajouta :
— Et, ce nouveau crime, il n’en est pas un d’eux qui n’ait pu le commettre ! Ils étaient tous hier chez miss Blacklock pour l’anniversaire de Dora Bunner.